La Liberté, édition en ligne

DES EXPERTS EN CYBERCRIMINALITÉ S'ALLIENT À — LA LIBERTÉ

MEHDI MEHENNI [email protected]

Les spécialistes québécois Akim Laniel-lanani, Fyscillia Ream et Bertrand Milot étaient de passage à Winnipeg pour présenter une journée de conférences sur le thème de la cybercriminialité et de la cybersécurité, qui s’est conclue par le lancement de notre nouveau magazine : Cybercriminalité, Pour e-voir plus clair (encarté dans cette édition). Lire le mot de la direction en page 3.

Nous avons profité de leur venue pour nous entretenir avec eux au sujet des modifications de

la Loi sur la protection des images intimes annoncées par le ministre de la Justice, Kelvin

Goertzen.

Le Manitoba vient de renverser la charge de la preuve sur la question de la distribution des images intimes. Un premier pas salué par les experts en prévention de cybercriminalité, mais jugé insuffisant. La province reste en retard en la matière, en comparaison avec notamment la Saskatchewan.

Le ministre de la Justice, Kelvin Goertzen, a annoncé, le 13 mars 2023, des modifications visant à renforcer la Loi sur la protection des images intimes (LPI).

Au Manitoba, ce sera désormais à l’accusé de prouver, devant la justice, qu’il a reçu le consentement de la personne dont les images ont été publiées sur Internet.

« Cela fait quelques années que nous demandons aux différents gouvernements provinciaux de renverser le fardeau de la preuve. Il faut savoir que les victimes sont très éprouvées après la diffusion de leurs images intimes. Le fait que ce ne soit pas à elles d’apporter la preuve de leur non consentement les soulage grandement », réagit René Morin, porte-parole au Centre canadien de protection de l’enfance (CCPE).

Cet organisme qui a développé Cyberaide.ca, une plateforme de signalement d’images et de contenus malveillants sur internet, dont les bureaux sont situés à Winnipeg, offre également ses services aux personnes adultes.

Pour bien situer ces nouvelles modifications, René Morin explique d’abord qu’au Canada, avant 1995, on considérait la diffusion d’images intimes comme étant de la production de contenu pornographique.

« Nous considérions que c’était par exemple deux adolescents potentiellement coupables de production de contenu pornographique. Nous savions parfaitement pourtant que ce n’était pas le but de la diffusion de ces images et que le motif était dicté par la vengeance, dans le cas d’une séparation de couple, par exemple », explique-t-il.

| Un premier pas

Ce n’est donc qu’après 1995 que le gouvernement fédéral avait pensé à s’occuper de ce genre de situations, en criminalisant l’acte de diffusion d’images intimes.

« Le législateur avait besoin, à l’époque, de se doter d’un outil qui pouvait le faire accéder à cette zone grise. La criminalisation de cet acte-là par le fédéral a permis aux provinces de se donner la latitude et d’aller un peu plus loin », souligne-til.

C’est ainsi qu’en janvier 2016, le Manitoba était devenu la première province à adopter la Loi sur la protection des images intimes. Le gouvernement s’était donné un délai de cinq années pour réexaminer la loi et introduire des modifications.

Clairement, l’adoption de la loi par la province permet aux Manitobains un recours civil et donc la possibilité à la victime de poursuivre en justice l’accusé.

Tout en saluant les modifications apportées par le gouvernement provincial, Tarik Daoudi, directeur général de l’association des juristes d’expression française du Manitoba, met l’accent sur l’effort de vulgarisation qu’il juge nécessaire.

« La loi pourrait aussi avoir un effet dissuasif si elle venait à être vulgarisée par le gouvernement dans les écoles, dans les universités et la société civile de manière générale », a-t-il fait remarquer.

Contacté pour de plus amples détails, un porte-parole du ministère de la justice a fait savoir qu’en plus du renversement de la charge de la preuve, lesdites modifications permettent d’autres recours dans le cadre d’un procès civil.

« Le tribunal peut accorder des dommages-intérêts au plaignant, y compris des dommages-intérêts généraux, spéciaux, aggravés et punitifs. Il peut aussi ordonner au défendeur de rendre compte au plaignant de tous les bénéfices qu’il a réalisés du fait de la diffusion non consensuelle de l’image intime et émettre une injonction selon les termes et les conditions que le tribunal estime appropriés en l’espèce », détaille-t-il.

Akim Laniel-lanani, directeur de la Clinique de cybercriminologie de l’université de Montréal, explique que ce dernier point concerne surtout les sites pornographiques qui seront désormais appelés à prouver qu’ils ont obtenu le consentement des personnes figurant dans les images diffusées, en cas de plainte.

| La tâche est encore plus compliquée

Cependant, l’expert fait remarquer que juridiquement la tâche peut s’avérer ardue pour un site qui n’est pas représenté au Canada.

« Cela prend beaucoup de temps, beaucoup de preuves et ajoute beaucoup de poids sur le dos de la victime, à chaque fois qu’elle est engagée dans un nouveau processus et qu’elle est confrontée à ces images, elle doit subir cette victimisation à nouveau C’est très lourd à porter », soutient-il.

Fyscillia Ream, coordonnatrice scientifique de la Chaire de recherche en prévention de la cybercriminalité et co-fondatrice de la Clinique de cyber-criminologie de l’université de Montréal, fait observer, de son côté, que la raison d’être de certains sites repose sur ce type de distributions d’images.

« Prenons l’exemple du « Revenge Porn » ou de pornodivulgation en français. Les victimes font souvent des demandes de suppression de leurs images, mais le site ne va jamais les retirer. Il s’agit de l’élément principal de son business », fait-elle remarquer. Si le Manitoba avait été la première province a adopté la Loi sur la protection des images intimes, la province ne peut pas se targuer, aujourd’hui, d’être la plus avancée en la matière.

Depuis quelques années, le Centre canadien de protection de l’enfance et la plateforme Cyberaide.ca hâtent le gouvernement provincial pour prévoir des recours sur les menaces et le chantage fait aux victimes autour de la distribution de leurs images intimes.

Une mesure qui a déjà été adoptée par la Saskatchewan, le Nouveau Brunswick, l’île-duprince-édouard dès la fin 2021. La Colombie-britannique leur emboitera bientôt le pas, selon René Morin.

« Tout le monde ne va pas distribuer les images intimes en sa possession, comme cela permet de contrôler et d’exploiter davantage la victime. Nous avons des cas où une jeune fille de 16 ans se présente pour dire qu’elle faisait l’objet de menaces depuis l’âge de 12 ans », raconte-t-il.

De l’avis du porte-parole du CCPE, le fait d’utiliser ce genre de menaces devrait suffire à exposer l’auteur du chantage à des sanctions.

« Tout le monde ne va pas distribuer les images intimes en sa possession, comme cela permet de contrôler et d’exploiter davantage la victime. »

- René MORIN

Fyscillia Ream, considère qu’il reste difficile aussi de pouvoir prouver qu’il y a menaces ou chantage en la matière.

« Cela reste compliqué, dans le sens où est-ce que la personne a l’intention de publier les images ou alors que c’est la victime qui pense que l’accusé a l’intention de les publier ou faire du chantage… et là c’est très difficile de prouver une intention », note-t-elle.

Interrogé sur la possibilité de voir le Manitoba adopter pareille mesure, le porte-parole du ministère de la justice a précisé que « le gouvernement du Manitoba lance une enquête à travers Engagemb pour recueillir les observations et les avis du public concernant la Loi sur la protection des images intimes ».

| Le recyclage de la preuve

Sur ce point, Bertrand Milot, conférencier en cyber-intelligence, fait remarquer qu’il existe encore une manière bien plus rentable d’exploiter les images intimes et compliquer, en même temps, la traçabilité et l’établissement de la preuve. Cela s’appelle le recyclage de la preuve.

« La tendance que nous observons ces dix dernières années, c’est que les cybercriminels ont trouvé un moyen de se débarrasser des preuves, en leur faisant perdre leur intégrité. Ce qui donne aux images encore plus de valeur », souligne-t-il.

Dans le jargon de la cybercriminalité cela s’appelle « salir » ou encore « souiller » la preuve. Il s’agit, en effet, selon le conférencier, de recycler les images à travers d’autres cybercriminels et dans de multiples bases de données, afin de détruire « l’unicité » de l’accusation.

« Dans le processus juridique de l’établissement du méfait, il va falloir trouver la source du méfait. C’est à dire le cybercriminel ou la personne à l’origine de la distribution des images », ajoute Bertrand Milot.

Si donc le juge est confronté à un dossier où il y a toutes sortes d’éléments qui viennent de différents pays, poursuit le conférencier, il aura de la difficulté à aller jusqu’au bout de la preuve.

« Cela va créer de la lenteur juridique et peut-être même un bris de la loi par trop de complexité de la preuve. Ce que les cybercriminels savent très bien. Ils sont très au courant de la loi », relève-t-il.

| Le problème reste entier

Le porte-parole du Centre canadien de protection de l’enfance considère qu’il est toujours utile d’offrir des recours civils et de l’accompagnement social et psychologique aux victimes de diffusion d’images intimes. Néanmoins, il note que tant que les images restent en circulation, le problème demeure entier. C’est dans ce sens que le CCPE et Cyberaide.ca recommandent régulièrement au gouvernement fédéral de faire des obligations aux hébergeurs de contenus malveillants.

À travers un logiciel du nom d’arachnid, Cyberaide. ca part à la recherche d’images malveillantes pour les signaler aux hébergeurs.

« Une bonne partie de nos demandes est soit ignorée, soit contestée ou alors prise en charge au bout de quelques mois, dans le meilleur des cas. Pendant ce temps, les images vont continuer à circuler et la victime à souffrir », affirme-t-il.

Selon lui, la loi canadienne ne fixe aucun délai aux hébergeurs pour retirer le contenu malveillant qui leur est signalé. Ce qui n’est pas le cas dans certains pays.

« En France, théoriquement, lorsqu’un hébergeur reçoit la demande de retirer un contenu malveillant, il a 24 h pour agir », donne-t-il comme exemple.

Pourtant, il affirme que les hébergeurs Web ont aujourd’hui toutes sortes de technologies qui permettent de scanner et filtrer du contenu sur leur serveur, pour que les images déjà signalées ne s’y retrouvent pas de nouveau.

« Ce sont pourtant des images connues et nous avons leur signature numérique, à travers le logiciel Arachnid. Nous mettons toute cette technologie gratuitement à la disposition des hébergeurs. Il n’y a pas de raisons pour qu’ils ne s’en servent pas », martèle-t-il.

Le CCPE a aussi développé un logiciel du nom de Shield et qui permet de filtrer tous les contenus déjà enregistrés sur les serveurs des organismes de signalement ou des services de sécurité, comme Interpol ou la GRC.

« C’est pour vous dire que ces technologies de filtrage proactif existent. Si nous attendons que les entreprises de technologies le fassent elles-mêmes, nous risquons d’attendre encore longtemps. Les médias sociaux n’ont pas été inventés hier. Nous leur avons laissé toute la latitude voulue, pendant des années, pour s’autoréguler », ajoute-t-il.

René Morin est formel : les plateformes ne vont pas acquiescer à la demande des victimes ou des organismes qui luttent contre ce phénomène si aucune obligation ne leur est faite.

Si René Morin considère que les logiciels de recherche de contenus malveillants peuvent constituer un cheval de bataille dans la lutte contre cet aspect de la cybercriminalité, Bertrand Milot met un bémol sur « les limites de cette technologie ».

« Ces logiciels ne sont pas encore capables de parcourir tout le web et surtout le Dark Web. Cela fonctionne surtout pour de nouvelles affaires et des images publiées sur des réseaux connus », indique-t-il.

Il reconnaît, cependant, que ces logiciels donnent plutôt un résultat acceptable.

« Je dis acceptable, parce qu’il ne faut pas perdre de vue qu’il n’y avait rien avant. À terme, ça peut porter ses fruits. Ça commence à l’être déjà », conclut-il.

« La tendance que nous observons ces dix dernières années, c’est que les cybercriminels ont trouvé un moyen de se débarrasser des preuves, en leur faisant perdre leur intégrité. Ce qui donne aux images encore plus de valeur »

- Bertrand MILOT

(1) La Loi sur la protection des images intimes entend par image intime un enregistrement visuel photographique filmé et vidéo ou autre d’une personne qui est réalisé par tout moyen et qui répond aux critères suivants : la personne y figure nue ou expose ses organes génitaux, sa région anale ou, dans le cas d’une femme, ses seins ou se livre à une activité sexuelle explicite.

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