La Liberté, édition en ligne

Pourquoi la "classe moyenne" des artistes paraît vouée à la disparition

Laëtitia KERMARREC [email protected]

Les solutions appliquées par les multinationales de la musique pour compenser la disparition des disques compacts entraînent inexorablement l'extinction des petites vedettes au seul profit des grandes.

Une réalité que le gouvernement fédéral est seul à pouvoir contrer, estime Roland Stringer, le fondateur de la maison d'édition La Montagne secrète.

Pour bien faire comprendre l’évolution des formats musicaux, au coeur du problème de la large majorité des artistes, Roland Stringer prend l’exemple d’un hypothétique artiste avec plus de 50 ans de métier.

« Cet artiste aura commencé sa carrière dans les années 1970, avec la vente de ses chansons gravées sur disques vinyles. Durant cette période sont aussi apparues les cassettes audio, mais sans grand effet révolutionnaire.

« Les disques compacts sont arrivés dans les années 1980. Ce support présentait bien des avantages par rapport aux vinyles : plus petits et plus robustes, les CD se transportaient plus facilement. Et surtout, malgré leur plus petite taille, ils étaient capables de contenir beaucoup plus de musique. (1)

« Cette possibilité technologique a permis aux compagnies de disque de relancer leurs fonds de catalogues, ce qui a beaucoup bénéficié aux artistes. De fait, les années 1990 ont été une période faste pour la musique et ses créateurs. Au point où, à un moment, les vinyles ont disparu alors que les disques compacts régnaient en maîtres. »

Mais voilà : même si le modèle d’affaires avait peu changé, les disques compacts préfiguraient le début de la numérisation des enregistrements sonores, explique Roland Stringer. « Personne ne pouvait imaginer qu’il serait un jour possible d’extraire ces musiques à partir des disques compacts, pour les partager sur Internet.

« C’est pourtant bien ce qui est arrivé quand, à la fin des années 1990, des étudiants américains ont réussi à récupérer ces chansons et à les encoder sous un format spécifique (mp3) pour les distribuer sur le web, via l’application de partage Napster.

« Les conséquences ont été rapides à se faire sentir : en moins d’un an, les ventes de disques ont commencé à chuter. Les artistes accusaient des pertes de 10 à 20 % de leurs ventes chaque année. Et vers 2005, force a été de constater que les ventes avaient enregistré une baisse d’au moins 50 %. »

| L’arrivée de l’ipod

« En parallèle, la technologie évoluait à grands pas. En 2001 par exemple, la multinationale Apple annonçait la sortie de l’ipod pour répondre davantage à l’étudiant qui transférait sa musique de son ordinateur à son appareil.

« Sauf que les maisons de disque n’en ont pas bénéficié. Insatisfaites, elles ont commencé à négocier avec les puissantes compagnies de technologie pour créer en 2003 itunes, un logiciel légal de lecture de fichiers musicaux.

« Il n’en reste pas moins que les disques compacts rapportaient bien plus d’argent aux artistes qu’itunes, puisque les albums étaient à l’époque proposés à 9,99 $ sur le logiciel, contre 25 à 30 $ pour un disque compact, et les chansons à 0,99 $ pièce. Et il ne faut pas perdre de vue que l’offre illégale sur des plateformes comme Napster absorbait toujours 75 % du marché de la chanson. »

Leur sort toujours déterminé par les avancées technologiques, les artistes ont été peu à peu confrontés au monde du streaming, de la musique en continu. La plateforme Spotify a été lancée en 2006.

Roland Stringer : « Les comportements des consommateurs de musique ont changé une nouvelle fois. Plus personne ne voulait télécharger de fichiers musicaux. La musique en continu, c’était plus facile, parce qu’il n’y avait pas besoin d’outil de stockage, comme un disque dur. En plus, on avait instantanément accès à un vaste répertoire de musique.

« Et cette fois, les multinationales de la musique aussi étaient ravies. Elles avaient été effrayées par la forte diminution des ventes de disques. Dorénavant grâce au streaming, elles pouvaient gagner énormément d’argent en misant sur les grandes vedettes internationales, et sur les chansons incontournables qui faisaient partie de leurs fonds de leurs catalogues.

« Les plus petites vedettes, en revanche, étaient encore une fois noyées dans le système. Elles ne pouvaient faire de l’argent qu’au prorata. (2) Résultat : un artiste francophone d’aujourd’hui, qui aurait un succès au Québec et un petit succès en France, ne gagnerait que 20 % de ce qu’il aurait gagné en 1990!

« Ces plateformes numériques poussent donc la “classe moyenne” des artistes à disparaître au profit des grandes vedettes et d’un répertoire de grands hits internationaux du passé. »

Roland Stringer est convaincu que pour remédier à la situation, une grande part de responsabilité incombe au gouvernement fédéral. « Aujourd’hui, il est extrêmement compliqué de gagner sa vie en musique. Ce sont les utilisateurs qui sont avantagés face aux créateurs.

« Le gouvernement aurait dû reconnaître l’urgence du problème il y a 20 ans déjà. Il aurait dû rééquilibrer la donne en modifiant la loi qui régit les droits d’auteur. À l’heure actuelle, nous avons une loi qui laisse trop à l’interprétation, une loi sans dents pour protéger les créateurs. »

| Le problème n’est pas technologique

C’est donc à son avis le cadre d’utilisation des produits culturels qui pose problème, et non les technologies comme telles. « Les nouvelles technologies offrent bien des avantages. En permettant par exemple la participation à un même projet d’artistes éparpillés dans le monde. Et ensuite la découverte de ce même projet dans tous les pays.

« Alors que dans les années 1970, le seul moyen de se faire connaître à l’étranger était de se déplacer physiquement, se faire connaître et signer un contrat avec une maison de disque pour le territoire visé.

« Somme toute, je maintiens que le vrai problème pour les artistes est le retard législatif du Fédéral face à l’avancée rapide des technologies. »

(1) Le seul désavantage du CD par rapport au vinyle est une légère compression du son. C’est sur cette faiblesse sur laquelle les entreprises ont misé pour relancer les disques vinyles.

(2) Sur les plateformes de musique en continu comme Spotify, les écoutes de l’ensemble des artistes sont additionnées avant de redistribuer les revenus des abonnements aux ayants droit, au prorata du nombre total d’écoutes. Le montant versé aux artistes dépend donc beaucoup du nombre d’écoutes des autres artistes, creusant ainsi l’écart entre les grandes et les petites vedettes.

Vie D’artistes

fr-ca

2021-06-16T07:00:00.0000000Z

2021-06-16T07:00:00.0000000Z

https://numerique.la-liberte.ca/article/281736977401336

La Liberte